Le vin des festins

Au second siècle avant notre ère, le commerce du vin connaît enfin un essor fulgurant. De quelques centaines d'amphores, on passe à quelques centaines de milliers. Comment expliquer ce phénomène ? Pourquoi les Gaulois ont-ils soudainement adopté le vin ? Comment et dans quel cadre le buvaient-ils ? 

Durée : 13'41''
Réalisateur : David Geoffroy 
Direction scientifique : Matthieu Poux

© Court-Jus Production, Musée de la civilisation Gallo-romaine de Lyon, 
Pôle archéologique du Département du Rhône - 2004

Transcription textuelle de la vidéo

Gaule celtique vers 100 av. notre ère

 

Des milliers d'hectolitres de vin sont importés dans des amphores, transportés par voie maritime des cotes de l'Italie à la Provence.

 

Le goût immodéré des Gaulois pour le vin est évoqué par l'historien romain Diodore : "Les Gaulois sont amateurs de vin à l'excès, se gorgent de vin pur apporté dans leur pays par des marchands, ils le transportent soit sur des bateaux dans des fleuves soit sur des chariots qu'ils conduisent à travers les plaines. Ils le vendent à des prix incroyables. Pour une jarre de vin ils reçoivent un esclave."
Les destinataires sont des aristocrates gaulois en perpétuelle compétition, soucieux d'asseoir ou d'augmenter leur prestige par l'acquisition et la consommation de produits exotiques. Preuve de la place importante qu'occupe le vin chez les Gaulois, certaines monnaies sont frappées au motif de l'amphore, comme celle du prestigieux chef Arverne Vercingétorix.

 

Un autre historien, le grec Poséidonios d'Apamée qui a voyagé en Gaule vers 100 avant J.C rapporte un témoignage sur les différentes boissons bues par les Gaulois : "Chez les riches la boisson est du vin venu d'Italie et de la région de Marseille. Il est pur même si parfois il est mélangé à un peu d'eau. Dans les places inférieures c'est de la bière faite de blé auquel on ajoute du miel dont la plupart consomment pur. On l'appelle Korma."

 

La bière et l'hydromel sont des breuvages ancestraux dont la production remonte à la préhistoire. La culture de la vigne, en revanche, n'est pas connues avant l'époque romaine. Dès le sixième siècle avant notre ère, du vin grec produit par la colonie phocéenne de Marseille fondée en 600 avant J.C. est acheminé en petite quantité au nord des Alpes avec de somptueux services à boire. Réservé au plus fortunés et importé sur une période très brève - les cinquième et sixième siècles avant notre ère - le vin ne parvient pas vraiment à s'imposer sur les boissons indigènes.

 

Au second siècle avant notre ère, le commerce du vin connaît enfin un essor fulgurant. De quelques centaines d'amphores, on passe à quelques centaines de milliers. Comment expliquer ce phénomène ? Pourquoi les Gaulois ont-ils soudainement adopté le vin ? Comment et dans quel cadre le buvaient-ils ?

 

Les auteurs grecs ou latins soulignent à l'unanimité le penchant des Gaulois, pour le vin consommé pur, en grande quantité.
Cicéron : "C'est une race portée sur le vin, raffolant de multiples boissons qui ressemblent au vin. Les Gaulois de basse condition, l'intelligence affaiblie par cette ivresse continuelle sont pris d'une sorte de folie volontaire. Ils se laissent entrainés à roder au hasard."
Appien : "Les Gaulois s'empiffrent à satiété de vin et autres produits de luxe parce qu'ils sont intempérant de nature."
Diodore de Sicile : "Lorsqu'ils sont ivres ils tombent dans l'hébétude ou dans des transports furieux."

 

Ces descriptions sont conformes à l'image du barbare sans manière et sans retenue telle qu'on la percevait en Grèce et à Rome. Comment distinguer le cliché de la réalité ? Les fouilles récentes confirment le succès du vin importé dans la Gaule d'avant la conquête. Mais elles nous apprennent aussi qu'il n'est pas bu par n'importe qui, n'importe où et n'importe comment.

 

De ce vin italien on retrouve la trace de la Provence à la Belgique, sous forme de millions de tessons d'amphores. Ces amphores servant à son transport sont des emballages non-recyclables dont les débris s'accumulent sur certains habitats, résidences aristocratiques ou centres urbains appelés Oppida. Certains lieux en livrent des concentrations phénoménales, en particulier de grands enclos fouillés dans le centre de la Gaule. Tous partagent les mêmes caractéristiques. Un vaste espace carré délimité par un profond fossé long de 50 à 100m, doublé d'une haute palissade, qui le mettent à l'abri des regards.

 

Ce type d'enclos est mentionné par les sources écrites. De son voyage en Gaule, l'écrivain grec Poséidonios rapporte comment un grand chef Gaulois du nom de Luerne s'assurait le pouvoir chez son peuple. Pour gagner la faveur de la multitude. Luerne se faisait transporter sur un char à travers les campagnes et jetait de l'or et de l'argent aux myriades de celtes qui le suivaient. Il faisait enclore un espace de 12 stades carrés dans lequel il faisait remplir des cuves avec des boissons d'un grand prix, et préparait de telles quantités de victuailles que, plusieurs jours durant il était permis à ceux qui voulaient entrer dans l'enceinte de goûter aux mets qu'on avait préparé.

 

Les vestiges de tels banquets ont été retrouvés au cœur du pays de Luerne, sur le territoire des Arvernes, puissant peuple de Gaulois qui a donné son nom à l'Auvergne actuelle. Les fouilles récentes de l'oppidum de Corent, situé à une vingtaine de kilomètres à l'est de Clermont-Ferrand donne raison au texte de Poséidonios. Au centre de l'oppidum, les archéologues ont mis à jour un vaste espace carré d'une cinquantaine de mètres de côté. La fouille de ce sanctuaire nous renseigne sur le contexte et les rituels qui entouraient la consommation du vin. Le relevé des structures découvertes permet de mieux se représenter cet espace sacré. Les activités qui avaient cours dans l'enceinte ont laissé des traces spectaculaires. Des dizaines de milliers de tessons d'amphores et d'ossements animaux. Ces vestiges n'ont rien à voir avec l'alimentation courante. Seul le mouton est consommé, ses restes triés et exposés selon des règles particulières.

 

Il s'agit d'une forme de consommation sacralisée, qui se distingue de celle de la vie quotidienne ou bœufs, porc, ou même chien ou cheval sont consommés et rejetés pêle-mêle dans des dépotoirs. Contrairement à l'opinion courante, on ne consomme pas de sanglier lors de ces festins. Les animaux sacrifiés sont le plus souvent des porcs ou des moutons comme c'est le cas à Corent. A chaque fois des dizaines de têtes de bétail étaient abattues selon des règles précises. L'animal est égorgé sur la pierre d'autel. La tête est dissociée du corps. Partie pauvre en viande, réservée à la divinité, le crane est laissé sur place. En guise de décoration, il est exposé en hauteur, fixé à la charpente du bâtiment avec des mâchoires accrochées par paires à la manière de guirlandes. Encore en usage chez certains peuples d'Afrique et d'Asie, cette pratique permettait d'afficher le nombre de sacrifice accompli dans le temple.

 

Le reste de l'animal est consommé, grillé à la broche sur des grilles ou bouilli dans de grands chaudrons dont quelques vestiges ont été retrouvés. Des débris d'armes en fer et des pièces en métal provenant de char de guerre permettent d'identifier les convives réunis au festin : des guerriers Arvernes issus de l'aristocratie. Ces rituels reposent sur une idéologie du sacrifice et du sang. La viande rouge a des propriétés magiques qui confèrent force aux guerriers et rapproche celui qui la mange des divinités. Son complément végétal est le vin "sang de la terre". Les milliers de tessons d'amphores retrouvés à Corent montrent que ces festins étaient arrosés de grandes quantités de vin. À chaque fois de 10 à 15 amphores, peut-être plus, l'équivalent de plus de 300 bouteilles de Bordeaux. Au total se sont plus de mille amphores qui ont été déversées sur le sanctuaire, soit 20 000 litres de vin.

 

Ces amphores ne sont pas traitées ni consommées n'importe comment, mais selon des règles précises observées dans toute la Gaule des Alpes à l'Atlantique, de l'Auvergne à la Belgique. L'analyse des vestiges confrontée à d'autres découvertes similaires permet de reconstituer avec précision les étapes du rituel. Les amphores sont sabrées à coups d'épée. Le contenu est jeté dans des cuves en bois afin d'être mélangé et canalisé dans le sol en guise de libations, d'offrandes aux divinités. Le sol du sanctuaire a conservé la trace de ces cuves revêtues de bois et entourées de panses et de cols d'amphores disposés en cercle. Elles correspondent très précisément aux pratiques de Luerne qui faisait remplir des auges de boissons de grand prix. Mélangées dans des sauts en bois ou des chaudrons en métal, le vin est ensuite servi dans de grands vases peints pour être consommé à l'aide de coupes. Les amphores sont ensuite brisées, triées et rejetées dans des fossés.

 

Tous ces rites révélés par l'archéologie témoignent du rapport particulier des derniers Celtes au vin importé, véritable potion magique qui confère force aux guerriers et favorise l'ivresse, rapproche l'homme des divinités. Bien éloignés des formes de banquets grecs et romains connus à la même époque, ces festins sont en revanche très proches de ceux décrits par le poète Homère dans l’Iliade et l'Odyssée. Ils correspondent à des pratiques archaïques abandonnées depuis longtemps sur les rives de la Méditerranée. Dignes héritiers d'Achille ou d'Ulysse, les grands chefs gaulois ont su exploiter le vin pour cimenter leur pouvoir et mobiliser les foules.

 

Lointain successeur du roi Luerne, Vercingétorix a usé des mêmes méthodes si on en croit l'historien romain Fleurus : "Vercingétorix exhortait la foule de ses partisans rassemblés pour festoyer dans les sanctuaires, les incitait en leur tenant de fiers discours à revendiquer le droit qu'ils avaient à recouvrer leur liberté d'autrefois. Pendant plus d'un siècle, le commerce du vin et les festins Gaulois sont alimentés par une entente tacite avec Rome, ses hommes politiques et ses marchands. Ces pratiques prennent fin avec la conquête de la Gaule par Jules César.

 

Ces grands rassemblements jugés dangereux par les forces occupantes cèdent la place à d'autres modes de consommation plus conformes aux manières de boire en usage sur les bords de la Méditerranée. Grâce au savoir-faire des agriculteurs gallo-romains, la vigne s'implante progressivement au nord des Alpes, donnant naissance au premier vin produit en Gaule.

 

Revanche de l'histoire, de simples consommateurs de vin importé, les Gaulois deviennent les premiers exportateurs de vin du monde entier.